• Aquarelle de Fabrice Violante.

     








    Serial fire 2








    ou comment faire du non sens de la vie



      le sens d'une oeuvre, qui deviendrait celui d'une vie éminement consciente de sa désespérance. Désespérance de sa finitude, de son inaptitude à expliquer la fin puisqu'elle n'a pas de fin et la fin en soi d'une vie-oeuvre, d'une oeuvre-vie pour soi et seulement soi. Mais ce n'est pas un chacun pour soi ; c'est l'absolue conscience d'un soi pour rien qui dans la mise en oeuvre du rien devient un tout.



    Un commentaire De  June B.






    Bartlebooth






    Georges Perec























    Imaginons un homme dont la fortune n'aurait d'égale que l'indifférence à ce que la fortune permet généralement, et dont le désir serait, beaucoup plus





     orgueilleusement, de saisir, de décrire, d'épuiser, non la totalité du monde - projet que le seul énoncé suffit à ruiner - mais un fragment constitué de celui-ci :





     face à l'inextricable incohérence du monde, il s'agirait alors d accomplir jusqu'au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible.

    Bartlebooth, en d'autres termes, décida un jour que sa vie toute entière serait organisée autour d un projet unique dont la nécessité arbitraire n'aurait d autre fin




    qu'elle même.

    Cette idée lui vint alors qu il avait vingt ans. Ce fut d abord une idée vague, une question qui se posait - que faire ? -, une réponse qui s esquissait : rien.





    L'argent, le pouvoir, l'art, les femmes, n'intéressaient pas Bartlebooth. Ni la science, ni même le jeu. Tout au plus les cravates et les chevaux ou, si l'on préfère,





     imprécise mais palpitante sous ces illustrations futiles (encore que des milliers de personnes ordonnent efficacement leur vie autours de leur cravates et un





    nombre bien plus grand encore autour de leurs chevaux du dimanche), une certaine idée de la perfection.

    Elle se développa dans les mois, dans les années qui suivirent, s'articulant autour de trois principes directeurs :

    Le premier fut d'ordre moral : il ne s agirait pas d'un exploit ou d un record, ni d'un pic à gravir, ni d'un fond à atteindre. Ce que ferait Bartlebooth ne serait ni





    spectaculaire ni héroïque; ce serait simplement, discrètement, un projet, difficile certes, mais non irréalisable, maîtrisé d'un bout à l autre et qui en retour,





    gouvernerait, dans tous ces détails, la vie de celui qui s'y consacrerait.

    Le second fut d'ordre logique : excluant tout recours au hasard, l'entreprise ferait fonctionner le temps et l espace comme des coordonnées abstraites où





    viendrait s'inscrire avec une récurrence inéluctable des événements identiques se produisant inexorablement dans leur lieu, à leur date.

    Le troisième, enfin, fut d'ordre esthétique : inutile, sa gratuité étant l'unique garantie de sa rigueur, le projet se détruirait lui-même au fur et à mesure qu'il s





    accomplirait ; sa perfection serait circulaire : une succession d'événements qui, s'enchaînant, s'annuleraient : parti de rien, Bartlebooth reviendrait au rien, à





    travers des transformations précises d objets finis.





     





     







    Ainsi s'organisa concrètement un programme que l'on peut énoncer succinctement ainsi :

    Pendant dix ans, de 1925 à 1935, Bartlebooth s'initierait à l'art de l'aquarelle.

    Pendant vingt ans, de 1935 à 1955, il parcourrait le monde, peignant, à raison d'une aquarelle tous les quinze jours, cinq cents marines de même format (65 x 50,





    ou raisin) représentant des ports de mer. Chaque fois qu'une de ces marines serait achevée, elle serait envoyée à un artisan spécialisé (Gaspard Winckler) qui la





    collerait sur une mince plaque de bois et la découperait en un puzzle de sept cent cinquante pièces.

    Pendant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth, revenu en France, reconstituerait, dans l'ordre, les puzzles ainsi préparés, à raison, de nouveau, d'un puzzle tous





    les quinze jours. A mesure que les puzzles seraient réassemblés, les marines seraient « retexturées » de manière à ce qu'on puisse les décoller de leur support,





    transportées à l endroit même où - vingt ans auparavant - elles avaient été peintes, et plongées dans une solution détersive d'où ne ressortirait qu'une feuille de





    papier Whatman, intacte et vierge.







    Aucune trace, ainsi, ne resterait de cette opération qui aurait, pendant cinquante ans, entièrement mobilisé son auteur.








    La vie mode d emploi
    Chap. XXVI










     


  • Commentaires

    1
    Lundi 27 Novembre 2006 à 20:21
    Ah oui,
    Perec et ton oeuvre mélangent ici leurs textures et leurs puzzles. J'aime beaucoup cette aquarelle. Une envie de la commenter me gagne. Ton travail est toujours aussi riche. J'adore cette aquarelle...
    2
    Lundi 27 Novembre 2006 à 20:31
    des réponses pour toi
    sur poe poe pidou. zzzib BJ
    3
    Lundi 27 Novembre 2006 à 21:20
    against*
    Tu es d'une érudition!tu m'épates!rien ne t'échappe!et c'est bien ainsi...je suis très touché,c'est vrai,je me sent très proche de Perec,pour son organisation en puzzle et aussi son sens du jeu avec les affaires artistiques .C'est primordial dans l'organisation de mes tentatives... Merci à toi , F.
    4
    Mercredi 29 Novembre 2006 à 00:36
    ou comment faire du non sens de la vie
    le sens d'une oeuvre, qui deviendrait celui d'une vie éminement consciente de sa désespérance. Désespérance de sa finitude, de son inaptitude à expliquer la fin puisqu'elle n'a pas de fin et la fin en soi d'une vie-oeuvre, d'une oeuvre-vie pour soi et seulement soi. Mais ce n'est pas un chacun pour soi ; c'est l'absolue conscience d'un soi pour rien qui dans la mise en oeuvre du rien devient un tout. Bravo l'artiste.
    5
    Mercredi 29 Novembre 2006 à 19:59
    June
    et comme aimait à le dire Maurice Blanchot, celui qui crée, dans la présence globale d'une oeuvre définitive, se refuse, s'exclut, parce que l'ayant "fait" il entre dans l'espace ouvert par la création où il n'y a plus de place pour la création, pas d'autre possibilité pour l'artiste de créer toujours cette oeuvre, parce que nul ne peut demeurer, vivre auprès d'elle. Cette oeuvre est la décision même qui le congédie, le retranche et fait de lui le survivant, le désoeuvré, l'inoccupé, l'inerte dont l'art ne dépend pas...
    6
    Mercredi 29 Novembre 2006 à 20:05
    june
    Superbe june,c'est très beau ce que tu écris... suis content aussi que tu soi passée, bisous, ecirbaf.
    7
    Mercredi 29 Novembre 2006 à 22:20
    tentative
    yes ..j'aime ce texte, j'aime la transformation et l'annulation du temps..mais la profondeur dans l'image n'est pas une tentative, mais une réussite..la superposition de couches et transparences sont du meilleur effet..suis vraiment enthousiaste..plus que le feu..
    8
    Mercredi 29 Novembre 2006 à 22:25
    par hasard
    t'as pas utilisé melangé du pastel gras pour les lignes ?
    9
    Mercredi 29 Novembre 2006 à 22:33
    cexhib
    nan,c'est de la gomme (chuuut,fo pas l'dire ! sourire:) ).elle est arrachée ou laissée partiellement...
    10
    Mercredi 29 Novembre 2006 à 23:01
    cexhib
    Merci,je suis très touché que ça te parle. J'ai mis celle du feu parce qu'elle est celle qui a provoquée la suite ,mais d'une certaine manière elle n'a plue grand chose à voir avec les autres. Merci. F.
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